Couleurs nocturnes (PV)

Le Jardin des serres d’Auteuil. C’est un endroit remarquable. Magnifique. Ce jardin est d’autant plus impressionnant depuis que je le vois avec mes nouveaux yeux. Les traits ne sont plus flous. Ils sont plus clairs que jamais. J’ai même l’impression de pouvoir percevoir des détails qui ne devraient même pas existés.

Et les couleurs…C’est incroyable. Comment les couleurs peuvent-elles être aussi…Aussi nettes. La nuit. Du bleu, du rose, du jaune, du vert…C’est vif…Impressionnant.

Je suis émerveillé. C’est en pénétrant ici que j’ai enfin pu voir les bons côtés d’une vie vampirique. Ce simple spectacle suffit à me faire penser que je n’ai peut-être pas fait une si grave erreur.

Je vais vivre éternellement. Je ne verrais plus jamais le jour. Je ne verrais plus jamais ma sœur. Je tuerai chaque nuit. Mais, chaque nuit également, je pourrais venir dans ce 16e arrondissement, dans le Jardin des serres d’Auteuil. L’endroit est encore plus intéressant la nuit, alors qu’il n’y a personne. Et j’observerais ces fleurs des siècles durant.

Une éternité. Si mon idiotie ne me tue pas avant.

J’avance avec lenteur. Mon pas est traînant. Si peu gracieux comparativement à celui de Judas ou de n’importe quel vampire. Peut-être que cela me fait sentir un peu humain. Vais-je un jour abandonner mes vieilles habitudes? Allez, lèves un peu les pieds mon vieux Thomas…Et je le fais.

J’avance. Mais, l’absence totale et soudain de son alors que je marche m’horrifie. Je m’arrête alors aussitôt. Un frisson parcourt mon échine. Non, définitivement, je préfère traîner des pieds. Ce n’est pas majestueux je sais. Je préfère autant ça comme ça.

Je baisse les yeux vers une petite plantation de muguets.

C’est petit, ridicule et pourtant charmant. Il est absurde de penser que la végétation parmi toutes celles ici qui ait attiré mon attention soit ces petites clochettes blanches. Mais, c’est tellement beau et l’odeur est harcelante. Remarquable, tout à fait remarquable.

Mais, ces petites choses ne réussissent pas à garder mon intérêt bien longtemps. Parce que…Parce qu’une chose bien précise vient me troubler. Je me redresse. Je ressens un malaise, presque imperceptible, mais dérangeant. Mon corps se crispe et un nouveau saut de terreur me fait frissonner.

Je ne suis pas seul.

Je vois au loin, au détour d’un arbre, un jeune couple se dévorer les babines avec un entrain fougueux et épileptique. La fille émet des petits gémissements lorsque les mains de son compagnon filent sur sa jupe. Elle glapit un peu, puis gémit furieusement. De contentement, de frustration, de douleur, je ne saurai le dire. J’incline alors la tête, me poste dans les ombres et observe cette scène dite obscène par les puritains. Leurs actions sont-elles si osées ? Mis à part des mains sous une jupe et des bouches qui se happent au passage, je ne vois rien de bien terrifiant alors que l’obscénité, selon le dictionnaire, signifie un caractère de ce qui offense ouvertement la pudeur dans le domaine de la sexualité. J’hoche la tête comme pour ponctuer mes paroles tout en ne comprenant rien aux définitions du dictionnaire. Tandis que je tergiversais avec ma conscience sur les rapports sexuels, le jeune jouvenceau s’est mis à exécuter une série de mouvements pour le moins étrange. Il avance et recule son bassin à un rythme fou pendant que sa compagne souffle des râles de pur bonheur ? de détresse ? de tristesse ? Que j’aimerais avoir Raquel à mes côtés en ce moment pour tout m’expliquer. C’est avec une indifférence totale que je retourne sur mes pas, les mains jointes sur mon dos, m’avançant avec nonchalance.

Après quelques petites enjambées, j’émerge de la clairière afin de m’immobiliser aux abords d’un certain jardin de qualité. Alors je fais quelques pas, aperçois un banc sur lequel je pose mes fesses royales et fixe le sol devant moi alors que mes sourcils se haussent de temps en temps. Ida ne m’est plus apparue depuis notre discussion dans mon royaume, voire mieux, elle ne m’adresse plus la parole et ne cherche plus du tout à me voir. Cependant, je l’épie du haut de mon palais et note chacun de ses faits et gestes. Raquel estime que je l’ai blessée, choquée, outragée. Néanmoins, Raquel ne s’y connait guère en matière de femmes vu la façon dont il les traite. J’hausse les épaules, bondis sur mes pieds et poursuis ma randonnée solitaire.

C’est avec l’apparence d’un homme que je chemine sur les sentiers pavés, méditant et raisonnant sur les mystères de la vie. L’attitude du couple de tout à l’heure me laisse perplexe, j’ai besoin d’en savoir plus. Que faisaient-ils donc ces deux petits oisons ? Se permettaient-ils vraiment de…ici…dans un lieu public ? Un étrange sentiment de chaleur désagréable se répand sur mes joues et, au toucher, je les trouve cuisantes. Ce pourrait-il que je…comment disent les humains…rougis ? Rougir exprime alors un sentiment qui provoque la coloration rouge de la peau sous l’effet d’une vive émotion. Je connais les dictionnaires par cœur. Quelle vive émotion ai-je ressenti?

Je fonce dans une matière solide qui hoquette de stupeur ? de frayeur ? de colère ? Je n’arrive pas à l’identifier. Cette dite matière pivote sur ses talons et je la dévisage avec impassibilité. Teint pâle, l’aura de séduction, les petites canines qui pointent sur les lèvres, je considère que l’homme est un Vampire. Seulement, j’ignore si celui-ci m’a associé aux Anges vu ma beauté angélique.

-Vous ai-je blessé, monsieur ? je fais d’une voix calme et posée, mais d’un ton distant et glacial.

Ma voix habituellement, finalement.

Je me retourne alors vivement vers l’être qui, avant même d’avoir heurté ma personne, m’avait causé un vif émoi plus qu’inexplicable.

Avant même de regarder la personne en question, je soupire un peu à l’idée que ce soit peut-être un vampire. Je ne suis plus tellement de joie à en rencontrer ces temps-si. J’en ai fait une petite overdose. Je devrais me rétablir de cette idée…Mais, là, la tranquillité m’appelle doucement. D’ailleurs, plus j’y pense…Je n’ai pas non plus envie de faire la rencontre d’humain. Ai-je vraiment envie de discuter avec du gibier? Évidemment, je ne les vois pas franchement comme tel. J’ai encore de la difficulté à me considérer comme un vampire. C’est juste que de rencontrer un mortel…Puis que l’idée de l’avoir sous mes crocs me traverse l’esprit…Cela serait une situation plus qu’écœurante. Pour ce qui est des hybrides…Depuis Bingo…Je préfère faire une pause de ce genre de rencontre également. La dernière race à laquelle je pense : Les anges. Leur existence me rend curieux, certes, mais dans ma nouvelle condition de vampire, cette possibilité ne m’apparaît pas tellement charmante.

Un œil sur l’inconnu. Un œil suffit à me déstabiliser davantage. Pour sûr, je ne m’y attendais pas. Je le dévisage.

Mortel ou immortel, jamais j’aurais cru que mes yeux se perdent dans une telle…Comment expliquer cela? Beauté excentrique? Rien avoir avec les punks, les gothiques, les fêtards ou les autres oiseaux de nuits humains. Rien avoir avec Lestat, Judas ou Ida, qui, malgré leur façon d’agir, de parler et de se vêtir, n’étaient différents de la norme que par un coup de subtilité. Sa beauté, de toute façon, n’est pas la même que ces vampires. Hybride peut-être? J’en doute, ceux-ci se veulent plus subtile et sont bien moins éblouissants. De plus, ces yeux d’un bleu rare n’ont rien d’animal et il m’étonnerait fort qu’il s’agisse de lentille. Et ses cheveux argentés… Tellement… Surprenant. Peut-être est-ce mes yeux qui illuminent exagérément ses attraits, comme ils le font si bien pour ces fleurs…Ou peut-être son visage est-il réellement parfait et sans défaut.

Je reviens à la réalité lorsque sa voix retentit dans la nuit. Une voix si calme et sans émotion tout comme l’expression sur son visage.

Je réponds d’un ton méfiant.

-Non…

L’effet de surprise maintenant encaissé…Je réussis finalement à transformer mon air impressionné par une perplexité curieuse et méfiante. Non, définitivement, il ne pouvait pas être humain. Il ne le pouvait pas. Peut-être que mon malaise de tout à l’heure n’était que mon instinct se mettant en alerte.

-Vous n’êtes pas humain, n’est-ce pas?

Cette question me laisse un moment…au dépourvu comme disent si bien les humains. Au dépourvu, si je me fie à la description de Raquel et du dictionnaire, il s’agit là d’un sentiment de surprise, d’étonnement qui prodigue quelques effets d’hébétement et de perplexité. Dès lors, l’interrogation de cet homme me surprend un peu. Ou bien me fâche-t-elle, me désarçonne-t-elle, m’afflige-t-elle ? Fronçant les sourcils, j’essaie de mettre des mots sur les émotions que je ressens, mais est-ce dont de véritables émotions ? Je ne puis l’affirmer. Pourquoi ? Parce que personne ne m’a réellement défini ce qu’étaient les émotions. Cependant voilà une définition que j’ai trouvé : Bouleversement, secousse, saisissement qui rompent la tranquillité, se manifestent par des modifications physiologiques violentes, parfois explosives ou paralysantes. D’abord, il faut avant tout noter que je n’ai aucune modifications physiologiques violentes, ni explosives et encore moins paralysantes. Alors, force est de constater que je n’éprouve aucune forme d’émotions dans mon être. C’est plutôt rassurant. Je devrais faire part de mes découvertes à Raquel, cela pourrait peut-être attiser sa curiosité.

-Humain ? je répète comme si le sens de ce mot m’échappait.

Humain. C’est un mot plutôt vaste puisque mon corps suit les mêmes critères que chez les hommes. Mes membres sont identiques, ma tête comporte deux yeux, un nez, une bouche, des joues, un menton, un front, des tempes, des oreilles, des cheveux. J’ai un comme tous les autres, un tronc muni de deux bras, d’un ventre, de pectoraux, de muscles, de hanches, de flancs, d’un dos. J’ai deux jambes et deux pieds. Des fesses et selon le sexe que j’utilise, une virilité masculine ou un antre secret féminin. J’hausse les épaules en guise de réponse à l’inconnu que j’examine minutieusement. Ses petits yeux noirs ténébreux me fixent avec…une espèce de lueur que je ne saurai décrire. Il a un air las et une coiffure qui hérisserait d’horreur les pauvres yeux d’Ida en plus d’une apparence négligée contrairement aux autres membres de sa race qui se font des conflits de parures. Puis, sur ses petites lèvres pâles, je discerne la pointe de dents effilées. Je souris faiblement.

-Du moins, on ne me catégorise pas comme tel.

Selon Ida, je suis l’Ange le plus malhonnête, le plus vil, le plus ignoble de sa connaissance et sa Majesté a l’heureuse malchance de fréquenter Raquel. Ainsi donc, je devrais me sentir insulté d’être considéré encore plus vicieux et horrible que mon très cher fils. Seulement, qu’est-ce donc le sentiment d’être choqué par de tels affronts. Je l’ignore. Insulter c’est proférer des paroles, avoir un comportement portant atteinte à la dignité de quelqu'un. Ida porte-elle vraiment atteinte à ma dignité ? Et Raquel, d’après son opinion sur ma personnalité, je suis une monstrueuse créature sans émotions qui l’a délaissée dans sa toute jeune enfance. J’ai rejeté un être dangereux, où est le mal dans tout ça ?

J’incline un peu la tête sans toutefois perdre de vue le dit Vampire. Une lutte ce soir ne me tente pas vraiment. Je veux seulement éviter tous crocs dans ma gorge.

-Chez toi, je suis quelqu’un de populaire. Mon nom foule les lèvres de tous tes semblables, je dis de ma voix glaciale.

Du moins, s’il ne me connait pas, il aura entendu Ida, sa reine, crier mon nom à tue-tête dans les souterrains.

Je le regarde cet homme, si je peux le qualifier ainsi, fixement. Allez savoir pourquoi d’ailleurs puisqu’un regard à gauche ou à droite ne changerait rien à ma condition.

Il n’a…Aucunement l’air hostile, pas plus que moi…M’enfin, je ne crois pas en avoir l’air. Certes, je suis méfiant vis-à-vis cet inconnu et cela doit transparaître comme je suis d’un naturel expressif. Mais, je suis avant tout curieux comme toujours. Mon esprit est assailli de questions. Qu’est-il? Qui est-il? Dois-je m’inquiéter pour ma vie? À quoi pense-t-il? Que connaît-il? Qui connaît-il? Je me stoppe moi-même mentalement dans mes questionnements sans réponse de peur d’en venir à ‘’où est Charlie?’’.

Humain…Comme…Comme une question ou une réponse? Oui, es-tu humain? Bien sûr que non, je ne le croirai pas. Il semble réfléchir. Hésite-t-il à donner réponse ou réfléchit-il réellement à la question? Je croyais être clair. Et pourtant..?

Et pourtant, un haussement d’épaule comme seul réponse. Ses yeux immobiles ont quelque chose de…Presque terrifiant.

On ne le catégorise pas comme tel. Et ça veut dire? J’arque l’un de mes sourcils dans un élan de perplexité. Où veut-il en venir? Je ne peux même pas deviner une parcelle de ses pensées vu son absence presque totale de moyen d’expression gestuel, facial, de tonalité. Il sourit légèrement. Cela doit sans doute être le premier changement observé sur son visage depuis longtemps.

Il penche légèrement sa tête comme pour imiter un signe de politesse qui, normalement, devrait être suivi d’une présentation. Mais, non, pas tout à fait. Il s’agit plus d’un indice qu’un nom. Dois-je voir ça comme un jeu, une évidence que je ne connais pas ou une simple prétention?

-Mes semblables, dis-je pensivement.

Mes yeux quittent sa personne un moment pour se glisser de façon anodine sur le sol avant de revenir sur lui, plus curieux que jamais, au point où ma méfiance quelque peu été inondé.

-Disons que mes ‘’semblables’’ m’ont m’y au courant de très peu de chose…

Je marque une pause et le dévisage.

-Qui êtes-vous?

-Qui êtes-vous ?

Ces mots résonnent dans mes oreilles. Qui êtes-vous ? Je lève mes yeux vers les cieux comme si je pouvais y déceler une quelconque réponse à cette question. En vérité, qui suis-je ? L'une des premières créations du grand et merveilleux Créateur, le premier des Anges, la plus ancienne créature de ce monde-ci ? Ou seulement Ashael, l'androgyne, la femme reine ou l'homme guerrier, la mère et le père de quelques milliers d'Anges et finalement la créatrice de Raquel. Ou bien, je peux être le persécuteur des Vampires, la malveillance et l'indifférence. Je ne sais plus trop. Si ce jeune Vampire est incapable de voir en moi un Ange, son principal ennemi, alors il ne devrait pas connaître la signification du mot Ashael. Mes prunelles glacées se rabaissent sur cet individu qui me scrute de ses yeux sombres et…pétillants. J'y vois un étrange éclat de stupeur ? de désappointement ? de désir ?

De désir ? Mouvement instinctif qui traduit chez l'homme la prise de conscience d'un manque, d'une frustration. Pour moi, le sentiment du désir est associé à Raquel et à sa façon brutale de blesser les femmes qu'il aime dans son désir. Mais d'un autre côté, je ne me considère pas…frustré ou victime d'un manque. Toutefois, j'ai plutôt l'impression que je me sens irrité de l'attitude traîtresse de Raquel, puis du comportement de cette Ida. Irrité est un bien grand mot. Je sais que je soupire, que je marmonne, que je roule des yeux comme le font les humains lorsqu'ils vivent une situation exaspérante. Ce même roulement de yeux qu'à Raquel lorsque mes questions semblent le nuire ou l'importuner.

Qui êtes-vous ?

J'hausse les épaules, encore. La réponse à cette question ne m'est pas importante, mais l'intonation du Vampire a un quelque chose de…curieux. La vibration de sa voix me fait songer à ses personnes qui, désireuses de découvrir un secret de nature hautement confidentiel, abaisse le ton ou bien chuchote dans un faible murmure rauque. Mais je ne crois pas qu'il ressente du désir. Le désir, si je m'en fis à Raquel, à Ida ou à tout humain ayant éprouvé cet absurde sentiment est l'action de bondir sauvagement sur une autre personne et s'abandonner à des activités frivoles et hérétiques selon certaines religions. Je me demande quel effet cela prodigue de s'amuser de la sorte ? Quels sont les sentiments qui nous envahissent dans ces moments là ? Raquel m'en fait l'éloge dès que l'occasion se présente et même qu'il me propose d'être le premier à goûter … le corps d'une reine tout en me fournissant moult détails peu alléchants. Je frisonne bien malgré moi.

-On me nomme Ashael, je dis d'un ton banal.

Et puis, avec un peu de chance, personne ne lui aura expliqué ce qu'était Ashael, ce qu'il représentait et ce qu'il inspirait dans la société vampirique qui infeste tout Paris. Les Vampires. Mes yeux pivotent encore vers les cieux, là où se situe ma demeure, quelque part dans les cieux, pas dans les nuages…Mais quelque part derrière les nuages, dans un autre univers. Dans un vaste univers qui est mien et ce, jusqu'à l'éternité.

-Et vous ? je demande à mon tour.

(«Je frisonne bien malgré moi»…J’imagine bien Ashael friser xD)

Il regarde le ciel. Tracassé par ma soif de savoir, je suis son regard et observe ce que lui-même observait. Que cherchait-il là-haut? Ne trouvant rien de bien palpitant vers les nuages, je baisse la tête et le scrute, l’air contrarié de tant de mystère. De plus, l’idée de ne pas connaître une évidence, car il semble bien qu’il s’agisse de cela, m’indispose.

Je suis censé connaître son identité. Tous les vampires la connaissent. Sauf moi bien sûr…Je ne connais encore rien. Si tout ce passe bien…Si tout se passe bien j’aurais l’éternité pour en connaître davantage. Si…

Mais, pour l’instant, j’ai déjà un phénomène intéressant devant moi. Celui-ci hausse les épaules. Une nouvelle fois. Je soupire. Pourquoi ne peut-il pas être plus clair? Je suis curieux, mais pas d’une nature très patiente. Alors, tous ces airs énigmatiques m’importunent.

Après un long silence, il se présente enfin.

Ashael. Je répète son nom dans un murmure sans m’en rendre compte. Voilà un nom peu orthodoxe. Ashael. Je me fonds dans un nouveau silence de réflexions troublantes. Ce nom me dit-il seulement quelque chose? Si réellement il ne possède qu’un prénom, peut-être est-il aussi vieux que Judas. Peut-être même que…Je n’ose m’imaginer qu’il puisse exister des êtres plus âgés que lui…Comment pourrait-on vivre si longtemps? Ashael. Quelqu’un m’en a-t-il parlé? Lestat..? Judas..? Non…Non. Ce nom, je ne l’ai jamais entendu. J’ai beau cherché, je ne vois pas. De quoi me contrarié encore plus…

Il me demande de me présenter à mon tour. Sur le point répondre par un simple «Thomas Cohen», je me rétracte. «Sir Thomas Von Cohen». Voilà le nom ridicule que Judas m’a affublé pour débuter ma nouvelle vie. «Sir»…Ce simple mot me fait grimacer. Je n’ai rien de seigneurial et il en sera toujours ainsi. Je soupire.

-Sir Thomas Von Cohen.

Un «sir» ignorant avec des allures de clochard. Ce n’est pas tellement crédible et je le sais très bien. Cela me fait même sourire quelques instants.

Je regarde toujours Ashael. Perturbé, je n’ose même pas demander plus de précision sur sa nature, sur ce qu’il est. Je ne fais que le scruter du regard avec insistance.

Sir Thomas Von Cohen.

C'est un titre pompeux. Mais les Vampires prisent tout ce qui peut être extravagant et sublime. Les Anges, eux, se contentent d'un nom plutôt que d'un titre honorifique et merveilleux. Pourquoi s'en encombrer ? Un mot, un simple mot ou une simple prononciation suffit. Les Vampires pensent différemment de nous. En fait, ils sont différents en tout point excepté notre enveloppe commune. Mis à part les ailes, les dents affûtées, la pâleur de la peau et la beauté, nos apparences sont pratiquement semblables. Tout me semble basé sur la race humaine. Si les humains avaient été minuscules ou géants, possédant deux pairs de bras musculeux ou squelettiques en plus deux jambes munies de trois genoux chacune, aurions-nous eu un aspect similaire à eux ? J’essaie de me visualiser la description citée plus haut, mais mon manque d’imagination m’en empêche. J’hausse les épaules, comme si j’étais … contrarié ? déçu ? jovial ? Déçu peut-être. Sa définition correspond d’une certaine manière à la situation … Cela veut signifier : Qui ne s'est pas réalisé, qui n'a pas été suivi d'effet contrairement à l'attente. Tout compte fait, je me suis peut-être trompé dans le choix de mes émotions. Tant pis.

J'hausse les épaules, contourne l'individu et avance de quelques pas sur ce sentier pavé. Mon regard transperce le voile noir de la nuit. Des ombres se profilent à l'horizon. Des humains en quête d'intimité dans les bois. Des Vampires à la recherche de nourriture. Des Hybrides dissimulés dans les buissons. Ce lieu grouille d'activités de toute sorte. C’est…même très divertissant si l’on regarde d’en haut et intriguant lorsqu’on y assiste. Tout est étrange et nébuleux ici. J’ai l’impression…que toute la matière de ce monde n’est pas aussi consistante qu’elle y paraît. Je pourrais caresser du bout des doigts la tige d’une fleur et m’étonne de la voir s’évaporer à mon toucher. Tout est étrange.

Et il y a lui, derrière moi, qui me suit du regard. Je sens ses brûlantes prunelles sur mon dos, cuisantes et fondant ma peau et mes os. Ce regard m'est presque douloureux. Mais je n'ai jamais ressenti une effroyable douleur. Seulement le picotement curieux des entailles perpétrées par des armes des Vampires. Je n'ai jamais eu la malchance d'être criblé de balles de fusil. Par chance. Mes Anges semblent souffrir le martyr lorsqu’ils sont ainsi blessés.

-Sir Thomas Von Cohen, je répète d’une voix basse. C’est un bien…joli nom. Vous êtes de noble lignée ?

Je lance un coup d’œil derrière moi, l’englobant d’un regard long et inflexible. La noblesse a pour réputation de suivre une étiquette précise et sévère. Quant à lui, ses cheveux ébouriffés, ses vêtements de piètre qualité, son aura terne, rien ne dégagent chez lui la richesse et le titre de noble. Mais les temps changent, dit-on par chez moi. Et les gens aussi changent.

Il hausse des épaules et sans m’en rendre compte, je limite et hausse des épaules également. Ashael m’ignore quelques instants, s’éloignant de quelques pas de ma personne et regardant un point précis de l’horizon. Je ne m’en plains pas, moi-même fortement occuper à analyser les moindres faits et gestes de la créature. J’ignore ce qui le fascine tellement devant lui. Je peux voir des ombres mouvantes sans être certain s’il s’agit d’humain ou d’une chose inorganique qui ne fait que bouger grâce au vent et qui imite une forme humanoïde.

Sa voix retentie soudainement. Je mets à rire dévoilant sans gêne plus clairement mes crocs. À quoi bon mentir?

-Je ne pourrais même pas réussir à faire avaler une telle chose à un clochard.

Je souris.

-Il faut remercier mon maître pour un titre aussi ridicule…

Oui, une bonne main d'applaudissement pour Sir Judas. Non, je n'aime pas tellement ce nom en effet. Il n'est pas...Représentatif de ce que je suis. Il jure avec ma personne. Je fixe l’une de ses pupilles encerclées d’un bleu pénétrant et ses longs cils noirs.

-Vous n’êtes ni humain, ni vampire et certainement pas hybride.

C’est ce que j’en concluais.

-Vous êtes un ange, dis-je sur un ton presque accusateur.

Je ne pouvais pas vraiment le savoir car aux dernières nouvelles je n’en avais jamais vu de ma vie. D’ailleurs, on ne m’en avait même jamais décris l’apparence. Mais, plus je l’observais, plus il était évident qu’il n’était pas vampire. Les anges et les vampires sont depuis très longtemps en guerre. Pourtant, il ne montrait pas l’ombre d’une hostilité.

Ma méfiance me reprend et change le rictus de mon visage. Comment devais-je réagir? Il ne semblait pas mauvais…Mais, il serait naïf de penser que je ne suis pas son ennemi. Alors, que dois-je faire?

-Vous êtes un ange.

J’acquiesce sans broncher. Ses traits sont déformés par une grimace tendue. Inclinant la tête, je sonde cet individu d’un regard pesant et perçant. Le ton de sa voix me rappelle celle d’Ida lorsqu’elle apprit que je l’espionnais durant ses ébats avec ce feu Vampire dont le nom m’échappe à tous les coups…Yakouo…Kayou…Kayouku ? Yako ? Me tapotant la lèvre inférieure, j’épluche ma mémoire sans y découvrir le renseignement que je recherche. Raquel prétend qu’il s’agit là de reproche. Ce qui signifie qu’Ida a ressenti de la désapprobation ou du mécontentement face à mon attitude. Pourquoi, je n’ai pas encore pu percer ce mystère énigmatique. Toutefois, je doute que ce Sir Thomas nourrisse les mêmes sentiments que sa reine à mon égard. D’après ma longue expérience en décryptage d’émotions humains, j’avancerai que cet homme éprouve de…la…Déception ? de la colère ? de l’envie ? Peut-être tient-il à s’abreuver de mon sang, chose parfaitement prévisible de la part d’un Vampire.

-Le premier que vous rencontrez, j’imagine, je fais en le saluant respectueusement comme le faisaient jadis les gentlemans d’une vieille époque révolue.

Aujourd’hui, j’ai remarqué que les salutations se limitaient à des reniflements, à des gifles percutantes puis à des sourires pincés et forcés. Certaines emploient des insultes désobligeantes comme cette Ida lors de nos réunions. Un sourire dénué de toute chaleur, de toute vitalité, s’étire sur mes lèvres.

Il est toujours intéressant d’être le premier Ange que croise un nouveau Vampire, il vous dévisage, vous gronde après, vous menace de bondir à tous moments sans jamais exécuter le moindre mouvement. Les jeunes, les fraîchement mordus, se contentent de rebrousser chemin en quatrième vitesse. Mais il n’est pas intéressant d’éliminer un Vampire inexpérimenté. Le défi n’y est pas. L’honneur et la dignité non plus. C’est comme d’affronter un jeune Ange incompétent.

-N’ayez crainte, je ne vous veux aucun mal. Il y a trêve entre nos deux pays pour le moment. Je ne voudrais pas briser cette tranquillité précaire en assassinant le protégé de la reine.

Ma crainte s’avère fonder alors qu’il hoche de la tête de façon affirmative. Son visage reste complètement inexpressif. Le mien forme un rictus d’effroi pendant quelques secondes tout d’abord avant de se métamorphoser en un froncement curieux et tourmenté. Puis, mes traits se stabilisent finalement de façon tendu et immobile.

Je cherche scrupuleusement quelle gamme d’émotions ressentir. J’hésite. Nous nous fixons en chiens de faïence. Complètement muet. Par contre, il ne semble se partager entre nous aucune aigreur. Mais, n’ayant jamais encore jusque là croiser d’ange sur ma route, je ne sais pas à quoi m’attendre. Je suis déçu que Judas ou n’importe qui ne m’a pas plus informer sur cette race. Quoi que puis-je me fier à un autre buveur de sang pour me donner un avis objectif? Ah, c’est trop compliqué tout ça. Je sens qu’il ne risque pas de s’écouler beaucoup de temps avant que mes nerfs me lâchent. Bref, je ne crois pas avoir bien été préparé pour une telle rencontre cette nuit. La prochaine fois, je resterai chez moi tiens pour faire changement.

Réfléchissons. La logique me demande de fuir. Mais, un seconde type de logique, un peu plus défaitiste, me dit que si je fuis, probablement pourra-t-il aisément me rattraper bien que je ne connaisse pas du tout les capacités des anges. Puis, une dernière logique, un peu plus « positive », me dit que s’il aurait souhaité ma mort, il aurait déjà tenté quelque chose contre moi. Deux logiques contre une, je décide de rester sagement et de continuer de dévisager Ashael.

J’aurais presque sursauté quand je vois ses lèvres remuer. J’écoute. Puis, me voulant amical malgré la tension qui bouscule mes idées dans mon esprit, je souris bêtement.

-Le premier, je répète. Oui.

Je fronce les sourcils quand je le vois me saluer comme la vieille époque. Je hausse les épaules, décidant de ne pas me laisser surprendre, me rappelant que, même Judas, a ce genre d’habitude étrange. Poliment, j’imite son geste, peut-être de façon un peu maladroite.

Ashael dit ne me vouloir aucun mal. Je ne sais pas si cet ange est digne de confiance, mais j’avoue être rassurer par ses paroles. J’espère au fond, naïvement peut-être, qu’il est sincère. L’envie de combattre n’y est pas et celle de mourir non plus d’ailleurs.

Je fais une grimace surprise et intrigué quand il commence à parler d’une trêve quelconque.

-Une trêve? Depuis quand et en quelle honneur?